Odyssée mutilée, une ode à la femme, à toutes les femmes

C'est en effet une pièce très rythmée, comme à son habitude, que le jeune metteur en scène et auteur corse Rémy Tenneroni, alias K, a écrite en cette période difficile pour les « non essentiels ».
Par ailleurs comédien, dramaturge et créateur de la compagnie de théâtre les Kruels, K. est un artiste engagé qui n'hésite pas à défendre les thèmes qui lui sont chers, à la façon d' Antonin Artaud, dans des créations coup de poing, dans un théâtre « qui a du sens ». Il utilise une langue organique, cruelle et rythmée, pour défendre un théâtre physique et engagé.
«La cruauté qu’Antonin Artaud développe dans Le théâtre et son double, influence mes travaux. Elle participe de la naissance de la compagnie Les Kruels, elle est salvatrice ! Propre au théâtre tel que je le conçois, elle renvoie à l’Homme son reflet, ses creux profonds et dévastés. C’est une cruauté de corps, puis de mots, qui au plateau, interroge, perturbe, bouleverse l’intérieur de Soi, agresse les tripes du spectateur et par voie de conséquence aide à construire son propos et sa vie de citoyen ! Voilà ce qui est cruel ou plutôt kruel pour K ! » défend l'artiste. « Pas de sang, pas de violence, des convictions à défendre un théâtre qui fait sens. Un théâtre qui donne à voir la tragédie contemporaine et l’articule en corps».
Cette Odyssée turbulente est une véritable performance d'une jeune comédienne toulousaine Aurore Lavidalie, amie de longue date du metteur en scène, qui, pendant plus d'une heure, rit, pleure, court, danse, autour de son lit d'hôpital puis de son enterrement. Un intense travail corporel, d'une part, et un texte cru, dense et riche d'autre part, le tout sur un rythme qui laisse presque le public à bout de souffle. Seule en scène, Aurore Lavidalie incarne à la fois la mère Amphitrite et sa fille Laurina, dans une histoire filiale qui résonne comme une ode à la liberté composée par une femme et adressée aux autres femmes.
« Odyssée mutilée renvoie au corps, celui bafoué par une grossesse précoce, par la maladie, celui oublié dans les méandres du rendement, de la distanciation physique et de la virtualité. L’appel sensible de cette femme de chair et de sang devient donc peu à peu, pour sa fille et pour chacun, revendication. Cette pièce soulève de nombreuses questions : une femme, choisit-elle d’être mère ? Le corps d’une femme est-il fait pour être mère ? Quels sacrifices, dans une vie, dans son corps, engagent ce choix ? Comment le corps se fragmente et s’efface ? Peut-on s’oublier soi-même et aimer ? Pourquoi attendre la mort pour révéler ? Que léguer à sa filiation ? Comment rester dans les mémoires? Comment rester dans la Mémoire? ».
Autant d'interrogations qui captivent un public plongé dans une expérience immersive, installé directement sur scène au plus près d'Aurore. « L'idée c'est qu'il soit au bord de son univers, comme convoqué à son enterrement et à ses derniers mots qu'elle a envie de dire à sa fille, qu'il soit emporté dans le mouvement de cette femme déchirée » explique K.
Une écriture de plusieurs mois pour l'auteur, et un travail de mise en scène avec la comédienne de 4 semaines de résidence, entre Toulouse et la Corse, à l'Aria et, il y a quelques jours à Porticcio. C'est d'ailleurs là que Rémy Tenneroni a pu présenter sa sortie de résidence, qui, exceptionnellement au vu de la situation, n'était pas ouverte au public. Une petite poignée d'invités, dans le respect total des règles sanitaires, ont pu assister à la représentation sous sa forme quasi-définitive, mais qui a permis d'échanger, de débattre, de proposer de petites modifications, avant de présenter la pièce officiellement dès que ce sera possible. Un moment important que cette toute première confrontation au public, de la comédienne et de son metteur en scène.
Les 6 spectateurs ont salué le travail et la performance de cette pièce, confortant l'auteur dans son travail.
D'un avis unanime, Odyssée mutilée est une ode à la vie, à la femme, à la liberté.
La pièce devrait être présentée en avril à Toulouse.
Extrait
AMPHITRITE :
[...]Non mon ange tissé au fil du temps, je n’ai pas choisi d’être mère
Jamais
Le monde, le regard et la main leste me l’ont inoculé
Comme la danse pour toi
Pointe de pied
Pointe de pied
Jambe à la barre
Première
Quatrième
Sixième
On reprend
Toi et les autres avez violé mon ventre,
Comme la maladie tu t’es introduite 9 mois en moi, m’imposant ta présence, tes coups, tes fringales
Défigurant ma silhouette
Étouffant la femme
La jeune femme frivole et aventureuse que je fus
Tu m’as volé ma vie
Je voulais être toi
Oppression viscérale de cris orphelins, j’ai mis tellement de temps à t’aimer et devenir mère
Je ne t’ai reconnue que lorsque tu as mugi pour moi
Comme si
Nous nous détachions
Trop peu femme
Plus le temps de voyager ma vie
De séduire, de partir puis retourner
De faire le tour de ma tête, du monde, de la planète
De rêver
De faire l’amour avec un bel éphèbe dans le lit bouillant d’un fleuve glacial
Il fallait parce que c’est la règle : enfanter, se taire, disparaître dans les bras de l’enfant Se laisser mastiquer les tétons,
Aspirer la masse grasse
Se donner totalement
Rayer le désir de vie pour subvenir et changer les couches
Mes envies déchues dans de la merde caillée
Ces envies déchues je te les lègue ma fille
Prends-les comme si tu les avais vécues
Tu conçois [...]
Texte et photos Sylvie Gibelin