Dimanche 14 février 2021

Portrait de Jacques Filippi

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Jacques Filippi
Jacques Filippi : comédien, metteur en scène, chanteur dans le groupe de polyphonies corse A Ricuccata, traducteur en langue corse de textes de théâtre m’accueille dans son salon ouvert sur l’horizon. Il me propose un café pendant que je lui parle de notre entretien mais semble déjà prêt à se lancer : « Je sais pas pourquoi ni sur quoi mais ça fait rien, on y va » une réplique qui définit plutôt bien ce personnage reconnaissable entre tous, grande taille, gestes amples, petites lunettes rondes, souriant, prompt à la discussion.

Un salon imprégné d’histoires, les siennes : photos, cartes postales, des livres disposés sur un présentoir rotatif, des livres et encore des livres. Pas mal d’auteurs de théâtre bien-sûr : Jean-Luc Lagarce, Federico Garcia Lorca, Bernard-Marie Koltès … Sur les murs, des œuvres très colorées, et une multitude d’objets. Un salon devenu, ces derniers mois, son espace de travail et un plateau de répétition. La vie semi-confinée de cet homme de théâtre ne semble pas trop peser sur lui, pourtant la scène et le travail de groupe lui manquent. 

« Je suis retraité de l’éducation nationale, un privilégié, heureusement je n’ai pas besoin du théâtre pour vivre. » 

Ancien professeur d’art appliqué, comédien, metteur en scène, traducteur, chanteur de polyphonies corses, Jacques Filippi est avant tout un homme libre et exalté.

Dans sa carrière d’enseignant comme pour le reste, c’est la passion qui mène la danse : 

« Un jour un élève m’a demandé si je ne m’ennuyais pas, je lui ai dit que le jour où ce serait le cas, il ne me verrait plus. »

Je pensais que les pièces répertoire devaient être entendues dans une autre langue et d’abord dans la langue corse

Une carrière qui débute à Paris. Son âme d’aventurier insoumis le pousse à fuir la Corse à vingt-trois ans. Il s’envole pour la capitale et en 68, jeune étudiant, il profite du joli mois de mai sur les barricades. Il s’inscrit à l’école d’arts graphiques de Paris puis obtient un CAPES d’arts plastiques.

Tout au long de sa vie, le théâtre ne l’a jamais quitté : « Enfant déjà, au village, je montais des pièces, j'allais demander au curé où est ce qu’on pouvait jouer des pièces d’André Roussin (Rires) »

Vers la fin des années 70, à Paris, à la Casa di u Populu Corsu, lieu de rassemblement et d’échanges de la diaspora corse dans ce moment du Riacquistu, il monte à un atelier de théâtre et de chant. Il y fait ses premières traductions en langue corse des textes du répertoire classique, « je pensais que les pièces répertoire devaient être entendues dans une autre langue et d’abord dans la langue corse ». 

À quarante ans, de retour sur son île natale, il garde la même énergie et une volonté farouche de continuer à jouer, créer, transmettre, rencontrer, inventer, comme une manière de ne pas abdiquer. 

« Je ne voulais pas faire comme tous nos compatriotes qui rentrent au village pour prendre leur retraite. La Corse n’est pas un cimetière ».  

Installée en face de lui sur le tabouret bleu qui fait aussi office de table basse, je me rends compte à quel point cet homme parle peu de lui. Il parle pourtant, il aime les mots. Mais que dit-il ? Il ne dit pas, il raconte : 

Pour La casa de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, une pièce traduite en corse avec Béatrice Castoriano. Il compose un chant qu’il voulait faire interpréter par le groupe de polyphonie A Ricuccata, le chant des faucheurs que les femmes recluses ne voient pas mais qu’elles imaginent.

« J’avais écrit une mélodie pour que le groupe la chante au deuxième acte. La pièce ne s’est jamais faite mais la mélodie est restée. » 

À cette occasion il intègre le groupe, voilà une dizaine d’années, à la demande de François Berlinghi. 

Puis il fait le récit d’une comédie d’Anton Tchékhov : La demande en mariage, une histoire de dispute à propos de terrains et de chiens, un imaginaire qui fait facilement écho à notre île, une pièce qu’il avait traduite et qu’il a jouée avec le Teatru di Musica, Testa Mora de Mighele Raffaelli. Ou encore d’un Shakespeare au festival de théâtre d’Olmi Capella sous la direction de Noel Casale, auteur, metteur en scène, comédien directeur de la compagnie Le Théâtre Commun.

Si vous aimez ça, il faut travailler ! Ce qui caractérise les génies, c’est une extraordinaire puissance de travail. Alors nous autres… 

Aujourd’hui, contraint par la crise sanitaire, comme tous les gens du spectacle, il ne dirige plus son atelier de théâtre pour adultes au théâtre de poche de St Angelo, jusqu’à nouvel ordre.

À l’arrêt également, la tournée d’Œdipe roi de Sophocle, qui a débuté en Corse à l’Alboru à Bastia et au centre culturel Anima à Migliacciaru et qui devait se poursuivre à Marseille et Aix-en-Provence notamment. Une pièce mise en scène par Noël Casale, avec la participation du groupe A Fileta pour le texte du chœur. 

Jacques y interprète Tirésias, un personnage qu’il affectionne particulièrement : 

« Tirésias connait toute l’histoire. Œdipe le fait venir pour avoir une explication mais Tirésias ne veut pas parler. En fait, il lui dit tout mais Œdipe n’entend rien. Œdipe n’entend jamais rien. »

En revanche, rien ne saurait l’empêcher de « travailler ». En l’occurrence sur un texte de Thomas Bernhard, dans le cadre d’un futur spectacle réunissant plusieurs auteurs, également sous la direction de Noël Casale qui a toujours un projet à lui proposer. 

« Ça me fait un peu peur, c’est un texte qui a déjà été joué par Michel Piccoli, Serge Merlin, Michel Bouquet, enfin des stars du théâtre ! C’est un très beau texte. Très difficile à apprendre parce qu’on passe d’une idée à une autre. Il faut le savoir au rasoir, on n’a pas le choix, c’est le béaba du théâtre. Pour ce texte, je prends des repères spatiaux. Je vais finir par l’apprendre ! »

On décèle, en effet, chez Jacques Filippi, l’intransigeance du « travailleur obsessionnel » selon ses propres termes : 

« Quand j’ai un truc à faire, je ne fais plus que ça. Je me réveille le matin, je me mets sur le texte, même s’il est 5 heures, même dans la rue, je l’ai toujours sur moi, les gens s’imaginent que je suis au téléphone »

Le reste du temps, il ne s’éloigne jamais vraiment du monde des arts. Ces jours derniers, en grand amateur d’opéra, il écoute du Mozart, Mitridate re di Ponto, il se plonge dans la lecture de La grande vie de Jean-Pierre Martinet, un texte qu’il a entendu, interprété par Denis Lavant. A la télé, c’est la série En thérapie qui attire son attention, il apprécie particulièrement la qualité de sa mise en scène et de ses « comédiens brillants ». 

Enfin, s’il devait ne donner qu’un conseil à de jeunes artistes, il serait simple et sans appel : « Si vous aimez ça, il faut travailler ! Ce qui caractérise les génies, c’est une extraordinaire puissance de travail. Alors nous autres… ».

 

Texte et photos Aesa Poli