Mardi 8 juillet 2025

Jean-Guy Talamoni : "Préserver notre imaginaire pour exister dans l’universel"

Image
talamoni
« L’enracinement – L’arradichera », un essai sur l’imaginaire polyphonique corse signé Jean-Guy Talamoni. 
Auteur déjà d’une douzaine d’ouvrage, Jean-Guy Talamoni, figure du nationalisme corse, ancien président de l’Assemblée de Corse, avocat et universitaire, analyse ici un ensemble de traits culturels, d’idées, de représentations, un … « imaginaire ». Rencontre.
  • Jean-Guy Talamoni, ce livre* se veut un essai sur « l'imaginaire polyphonique corse », qu'est-ce à dire ?

    Il ne faut pas prendre le mot imaginaire au sens de l'imagination, de ce qui n'est pas réel. L'imaginaire c'est ce filtre à travers lequel nous voyons la réalité. Tous les êtres humains voient la réalité. Il y a des imaginaires personnels, des imaginaires de groupe, des imaginaires de peuple et tout cela fait que l'être humain voit la réalité d'une certaine manière, et donc se comporte d'une certaine manière. L'imaginaire c’est quelque chose de très sérieux, ce n’est pas anecdotique. L'imaginaire peut vous conduire à avoir des comportements qui sont déterminants pour votre avenir et même pour votre existence.

  • Et « polyphonique » parce qu'il y a plusieurs imaginaires ? 

    Polyphonique parce qu’en fait, s’agissant des imaginaires historiques, en Corse il y a différents imaginaires, différentes interprétations historiques, différentes mémoires. Il y a bien sûr l'imaginaire national corse qui semble majoritaire aujourd'hui et qui a tendance à valoriser l'action de Paoli au 18e siècle, mais il y a d'autres imaginaires en Corse. Il y a une interprétation historique pro-française qui évidemment doit avoir droit de cité, il y a des imaginaires dans certains endroits, notamment à Bastia ou à Bunifazziu, des imaginaires génois, un imaginaire grec à Cargèse et tous ces imaginaires sont parfois en contradiction. Il ne s'agit pas pour nous de contribuer à la réaction d'un roman national, mais plutôt à cet imaginaire polyphonique dans lequel toutes les interprétations historiques peuvent dialoguer, toutes les interprétations historiques ont droit de cité. En fait toutes ces interprétations, toutes ces mémoires qu'il y a en Corse, ce sont des mémoires qui ont fait ce que nous sommes aujourd'hui. Nous sommes le produit de tout cela, donc voilà pourquoi je propose dans ce livre un imaginaire polyphonique.

  • Comment l’idée de ce livre vous est-elle venue ?

    C’est parti d’une conversation que j'avais eu à Paris avec un ami de Marie Ferrandi qui m’avait dit, « ça serait intéressant qu'on puisse répondre à cette question : qu'est-ce que c'est d'être Corse aujourd'hui ». Il est bien sûr difficile de répondre à cette question de manière absolue. Dans ce livre je livre UNE manière d'être corse, et certains de nos compatriotes ne seront pas forcément d'accord avec toutes les pages de ce livre, mais c'est une mémoire, une façon d'être corse, et j'aborde donc un certain nombre d'éléments qui sont importants dans notre imaginaire. Par exemple, je parle de la question des armes, une question toujours d'actualité, de l'argent, de la politique, du clanisme, de la vengeance, des choses qui font partie de l'image d'Epinal, mais qui font également partie de ce que nous sommes, parce que l'image d'Epinal en général dit quelque chose de nous, même si elle est caricaturale, déformée, comme l'histoire du corse fainéant qui n'est basée sur aucune réalité. Mais les autres points de l'image d'Epinal, de l'ethno type comme on dit techniquement, nous disent quelque chose de ce que nous sommes. Et il faut voir le positif.

  • Aujourd'hui le peuple corse est-il en danger ?

    Je crois que tous les peuples sont en danger et tous les peuples ont été en danger au cours de l'histoire, même les plus grandes civilisations et bien sûr que le peuple corse n'échappe pas à la règle. François Mitterrand avait dit il y a quelques dizaines d'années, « vous portez en vous une indestructible identité ». Ce n'est pas vrai, il n'y a aucune identité qui soit indestructible. Si l’identité corse a été jusqu'à maintenant indestructible c'est parce qu'il y a des Corses qui l'ont défendue. Et bien sûr, il faudra continuer à lutter pour défendre ce que nous sommes collectivement avec des moyens qui peuvent être tout à fait pacifiques du reste, les moyens de la politique par exemple. Mais bien sûr si les Corses démissionnent, s'ils abdiquent, comme c'était un peu le cas au début des années 70, ce sera difficile. J’ai connu cette période, puisque né en 60, et à l'époque, la plupart des Corses ne savaient même plus ce que c'était que d'être corse. Ils avaient oublié qu’ils avaient été une nation et voulaient être des français comme les autres parce qu'on leur avait fait croire que leur langue, que leur culture n'avaient pas de valeur. C’était une période où les Corses n'étaient même plus disposés à combattre pour conserver leur identité. Et puis il y a eu ce que l'on a appelé le miracle : le riacquistu, avec le développement des groupes culturels, les mouvements politiques et le FLNC, etc. Cela a constitué un moment très inattendu, un moment magique. Certains auteurs ont parlé de miracle parce qu'effectivement ce peuple-là avait quand même, en son sein, les ressources pour défendre ce qu'il était. Donc tous les peuples sont en danger, le nôtre n'échappe pas la règle et il faut se donner les moyens de défendre ce que nous sommes collectivement.

  • Des moyens qui pour vous passent par la nouvelle génération ? 

    Absolument. Je suis persuadé que la nouvelle génération recèle des ressources vraiment importantes pour notre peuple, pour notre pays. On l'a vu lors de l'assassinat d'Yvan Colonna et ce sentiment d'injustice qui a porté tous ces jeunes dans la rue.  Et d'ailleurs parmi ces jeunes, il y avait des jeunes gens dont les parents étaient arrivés en Corse quelques années auparavant, qui n'étaient donc pas des Corses d'origine mais des Corses d’adoption. Et pourtant ils étaient prêts à se battre pour cette idée de la Corse. Je fais confiance à cette jeunesse composée de Corses d’origine et de Corses d'adoption. Je pense qu'il est temps de confier à cette jeunesse la direction des opérations. Nous l'avons d’ailleurs déjà fait dans notre mouvement Corsica Libera, Nazione aujourd’hui, avec bien entendu, des gens plus âgés pour donner un coup de main, pour être consultés. Je crois que si les autres mouvements faisaient la même chose, ça serait plus facile d'arriver à une nouvelle dynamique.

  • Dans votre livre vous faites allusion à un livre du XVIIIe siècle de Don Gregorio Salvini ….

    Il s’agit de la Giustificazione de Salvini, prêtre, confident de Paoli. Il a écrit en italien mais fait partie de la littérature corse, alors d'expression italienne, comme il y a une littérature corse aujourd'hui, d'expression française, à l’exemple de Jérôme Ferrari ou de Marie Ferrandi, une littérature d'expression corse à laquelle nous participons. Ce livre du XVIIIe siècle est un livre très important parce qu'il porte une position politique, celle des Paolistes, mais autre chose aussi. Ce livre est une bible de l'imaginaire corse. On y trouve tous les thèmes que je développe dans mon livre : vengeance, armes, clan, etc. mais c'est aussi un livre très important sur le plan littéraire alors je l'ai pris comme fil conducteur de mon propre ouvrage.

  • Vous évoquez aussi, Emerson…

    Emerson est quelqu'un qui, au XIXe siècle, aux États-Unis, a prononcé une déclaration d'indépendance culturelle des États-Unis. Les États-Unis étaient alors indépendants sur le plan politique, puisque ça s'est passé après la déclaration d'indépendance de 1776, mais Emerson voulait aussi que les Américains se séparent de la culture et de la littérature européenne pour écrire leur propre littérature, leur propre philosophie. Evidemment nous ne sommes pas dans les mêmes circonstances, la Corse n'est pas indépendante, nous sommes un tout petit pays mais nous avons des choses que n'avaient pas les Américains à cette époque : une langue, une histoire littéraire en langue latine, en langue italienne, en langue française, en langue corse. Nous avons une histoire littéraire. Trop souvent il y a chez nous une tentation à nous couler dans un certain nombre de moules, de modèles, notamment le modèle français en raison de la domination coloniale pendant très longtemps. Nous ne sommes pas obligés de nous couler dans le modèle hexagonal. Essayons d'être véritablement ce que nous sommes, de développer notre identité, de la défendre, pour nous rendre, comme disait Léopold Sédar Senghor, au rendez-vous de l'universel avec quelque chose dans les bras, quelque chose à partager. Si nous ne conservons pas ce que nous avons en propre, notre identité, notre culture, notre littérature, notre art, notre manière de participer au monde, notre imaginaire, si nous ne préservons pas tout cela, avec quoi allons-nous nous rendre au rendez-vous de l'universel ? Alors j'appelle les Corses, ce qui écrivent, ce qui parlent, ce qui vivent tout simplement, parce que ça c'est aussi dans la vie de tous les jours, d'arrêter de vouloir imiter les autres et d'avoir un complexe, le complexe du colonisé. Il faut qu’à un moment donné nous soyons ce que nous sommes précisément.

*«L’enracinement – L’arradichera » aux Éditions Le Bord de l’eau /Éditions Spondi.